Vendredi 10.10.25, intervention sur la neutralité de la Suisse suite à l’invitation de
Nicolas Ramseier.
Il fut un temps où la neutralité suisse était appréciée à travers le monde. Les puissants venaient s’entretenir dans la discrétion, travaillant à la résolution des conflits dans un pays qui ne les jugeait pas, qui les accueillait et proposait ses bons offices en vue de parvenir à la paix. Ce n’est pas un hasard si les accords d’Évian ont été signés à quelques encablures d’ici, mettant un terme à la guerre d’Algérie en 1962. Les négociateurs algériens ont été transportés en avion Swissair spécial depuis Tunis et accueillis dans notre canton, à la Maison du Bois d’Avault. L’armée suisse assurait la protection de la délégation ainsi que son transport en hélicoptère durant les discussions.
Le succès fut au rendez-vous : l’Algérie et la France mettaient fin à un conflit ayant entraîné la mort de plusieurs dizaines ou centaines de milliers de personnes selon les protagonistes. Aucune publicité autour de l’événement : la Suisse a joué son rôle de facilitateur sans faire le moindre bruit. C’est peut-être un peu frustrant de jouer un rôle destiné à rester discret, mais c’est ce que notre pays a pour vocation de faire. Agir sobrement, renoncer aux lauriers auxquels on pourrait prétendre demande une grande abnégation, une grande humilité et souvent un certain courage.
Car être neutre, c’est accepter de rester muet alors qu’on a envie de dénoncer, c’est s’entretenir avec des représentants de régimes infréquentables, des dictateurs unanimement condamnés au niveau international. Mais souvent, ils restent des interlocuteurs incontournables sans qui aucune solution ne peut être trouvée. Notre rôle consiste à garder le contact, à maintenir des canaux de communication, même si cela est aujourd’hui volontiers interprété comme de la lâcheté voire de l’opportunisme.
Le docteur en histoire contemporaine gabonais Sosthène Bounda le constate dans sa thèse portant le titre suivant : « Le Comité international de la Croix-Rouge en Afrique centrale à la fin du XXe siècle : cas du Cameroun, du Congo-Brazzaville, du Congo-Kinshasa et du Gabon de 1960 à 1999 ».
« La neutralité est un principe dont la finalité est l’action. Sans elle, bien souvent, les portes des prisons ne s’ouvriraient pas pour les délégués du Comité international de la Croix-Rouge. Des convois de secours marqués de l’un ou l’autre signe du Mouvement ne pénétreraient pas dans les zones conflictuelles. Les volontaires de la Société nationale des pays en proie à des troubles risqueraient d’être pris pour cibles. Pourtant, et c’est là le paradoxe, la neutralité est un principe mal aimé. Ici et là, des voix dissidentes s’indignent de cette neutralité de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge qu’elles soupçonnent, à tort, d’être l’expression d’un manque d’engagement et de courage. »
Je me permets d’insister sur les premiers mots de ce passage : « la neutralité est un principe dont la finalité est l’action. »
C’est parfois inconfortable, mais c’est pourtant ainsi que nous restons crédibles dans notre rôle de trait d’union. Cette crédibilité a longtemps été reconnue. Nous fêterons, dans quelques semaines, les 19 et 20 novembre prochains, le 40ᵉ anniversaire de la première rencontre entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev ici même à Genève. En pleine Guerre froide, les représentants de deux blocs se sont déplacés en Suisse pour parler diplomatie et tenter de limiter le développement des armes nucléaires. Bien qu’économiquement, politiquement et géographiquement dans le camp occidental, la Suisse a été choisie pour sa capacité à offrir un espace de dialogue dépassionné, fidèle au principe de neutralité.
C’est sans doute à cela que nous devons d’accueillir de nombreuses organisations internationales. Ces organisations savent que l’attitude de la Suisse ne les mettra pas en porte-à-faux par rapport au mandat qui est le leur. J’ai cité la Croix-Rouge, dont le siège est à Genève. Il est vrai qu’elle est née ici à l’initiative du Genevois Henry Dunant, mais cela n’explique pas tout. Comme le souligne Sosthène Bounda, la neutralité de la Croix-Rouge est essentielle : elle lui permet de mener son action à bien. Il est important, pour sa crédibilité, que son siège se situe dans un pays neutre lui aussi.
Les Conventions de Genève, base du droit international humanitaire, bénéficient de la neutralité suisse, qui garantit un accès non partisan aux populations touchées par les conflits. Au terme « neutre », on préfère souvent « impartial », mais dans la pratique, cela signifie ne pas prendre parti.
Depuis un certain temps, la discrétion n’est plus de mise. La Suisse veut jouer dans la cour des grands, avoir un rôle actif, visible. C’est un choix qu’on peut faire, mais il semble difficile de prendre parti tout en restant neutre. La Suisse exerce aujourd’hui huit mandats de puissance protectrice, notamment au profit de pays dont l’action suscite la critique. L’exercice est périlleux, consistant à la fois à prendre des sanctions allant contre les intérêts d’une puissance au niveau international tout en défendant ces mêmes intérêts dans un autre État. Cela brouille notre message, rend notre diplomatie difficilement compréhensible, que ce soit en Suisse ou dans le monde.
Nous avons voulu jouer un coup d’éclat avec le sommet du Bürgenstock. C’était brillant : il y a eu de belles photos, l’office du tourisme a certainement été très satisfait, mais quels ont été les résultats concrets ? La Russie ne nous voit plus comme un interlocuteur fiable, les négociations se mènent en Arabie saoudite. Pas chez nous. C’est regrettable. Le besoin de neutralité est plus pressant que jamais. Nous vivons des temps troublés : les conflits éclatent un peu partout dans le monde, opposant États ou mouvements non gouvernementaux aux motivations diverses. Mais nous ne sommes plus le recours à qui on fait appel. Nous avons voulu peser sur les affaires du monde : elles se traitent ailleurs.
Tout n’est pas perdu pour autant. Nous conservons de nombreux atouts, comme votre présence le montre aujourd’hui. Nous avons encore un grand savoir-faire en matière diplomatique : il s’agit d’en faire bon usage. J’aime à croire, à ce sujet, que l’invisibilité de notre ministre des Affaires étrangères, Ignazio Cassis, tient à un retour à une diplomatie basée sur la discrétion plutôt qu’à l’inaction. L’avenir nous le dira ; peut-être suis-je un peu optimiste.
Nous devons veiller à rester indépendants, car on ne saurait être neutre face à celui dont on dépend. Cette indépendance passe par notre capacité à assurer notre défense. L’armée suisse se trouve dans un état préoccupant, même si le budget a été revu à la hausse. Nous ne sommes pas les seuls à consacrer une part de plus en plus importante de notre PIB à la défense : la plupart des pays européens font de même. C’est un indice alarmant. La perspective d’une guerre n’est plus une chimère brandie par les nostalgiques de l’armée de grand-papa, mais une éventualité de plus en plus plausible. Face à cette insécurité grandissante, la réponse que nous pouvons apporter, c’est de jouer le rôle de démineurs : désamorcer les situations explosives encore et toujours, en maintenant le dialogue, en traitant tous les protagonistes de la même manière. C’est cela, rester neutre.
La neutralité est exigeante, comme nous l’avons vu. Elle demande des efforts, mais elle reste ce qu’un petit pays peut apporter de mieux au reste du monde.